123.
L’arrière du fourgon ne dispose pas de la moindre vitre. Stéphane Krausz se gare au bas de l’Hôtel de l’Avenir et constate avec satisfaction que les deux journalistes sont au rendez-vous.
— Je vous avais dit que nous ferions le trajet en coffre de voiture, mais comme vous le voyez je vous ai trouvé quelque chose de plus confortable.
— Notre parole ne vous suffit pas ? demande Lucrèce, peu enthousiaste à l’idée de voyager sans voir la route.
— Désolé, cela fait plus de quarante ans que je travaille avec les journalistes, j’ai appris à connaître la valeur de leur parole. Je me contenterai de vous faire confiance sur le fait que vous ne tenterez pas de sauter en marche.
— Pourquoi autant de méfiance ?
— L’une de nos devises est : « On peut plaisanter de tout sauf de l’humour. » Notre « club » très fermé est soucieux de rester dans la discrétion totale. Vous savez, ce voyage est déjà pour nous une grande brèche dans nos règles de sécurité.
Il remarque les menottes reliant la mallette au poignet droit de Lucrèce.
— Pareil. « On peut plaisanter de tout sauf de la BQT. » Nous n’avons pas plus confiance en vous que vous n’avez confiance en nous, répond par avance Lucrèce.
Les deux journalistes se hissent à bord du fourgon et s’installent sur les banquettes. L’intérieur est éclairé par une lampe plafonnière unique.
Le producteur démarre le moteur diesel et le véhicule commence à rouler.
Lucrèce remarque la grille d’aération qui donne sur l’habitacle du conducteur.
— Pouvons-nous vous poser des questions en chemin ? demande Lucrèce.
— Seulement cinq questions, comme d’habitude.
— Est-ce vous et les gens de votre « club » qui avez tué Darius ?
— Je vous ai déjà répondu une fois. Non. Ciblez mieux vos questions, mademoiselle.
— Connaissez-vous celui qui l’a tué ?
— Non plus. Plus que trois questions.
— Est-ce que vous croyez qu’on peut mourir de rire ?
— Oui. Plus que deux questions.
— Croyez-vous que Darius a été tué par le rire en lisant la BQT ?
— Oui. Plus qu’une question.
— Y êtes-vous pour quelque chose, directement ou indirectement ?
— Peut-être. Voilà, c’est fini.
— Vous le détestiez, hein ?
— Moi ? Vous plaisantez. J’adorais Darius. C’était comme mon fils. Et en plus un esprit brillant, très cultivé, réellement un homme formidable qui gagnait à être connu. Je crois que c’est moi qui le premier ai su apprécier son talent instinctif de comique, mais aussi sa capacité à transformer le malheur en source de plaisanterie. C’était un être unique vous savez. Un de ces rares êtres touchés par la grâce de la fée « Rigolade ». Et quoi qu’il ait accompli par la suite, il aura fait, au final, plus de bien que de mal à ses semblables. Vous vous rendez compte de ce qu’il a apporté comme joie aux autres ? Vous vous rendez compte du bien qu’il a fait à chaque individu ? S’il a été élu le Français le plus aimé des Français, c’est forcément qu’il y avait des raisons, ne croyez-vous pas ? Voilà, c’est fini, maintenant reposez-vous. Je vous réveillerai quand nous serons arrivés.
Krausz allume l’autoradio et ils entendent les Gymnopédies d’Erik Satie.
— Je vous ai mis ce morceau car son auteur faisait partie de la GLH. C’est une sorte d’entrée en matière. Erik Satie, quel génie. Il a travaillé sur la possibilité de faire de l’humour dans la musique. Voilà un petit hors-d’œuvre pour vos esprits assoiffés de révélations sur la GLH.
Lucrèce écoute la musique étrange.
J’aime cet instant. J’aime être emportée par une voiture vers quelque endroit secret où je recevrai des révélations.
J’aime être à côté d’Isidore.
Devant la Thénardier et tous les journalistes du service, il a dit qu’il trouvait que j’avais du talent pour le métier de journaliste.
Ça je ne l’ai pas rêvé.
Finalement, si je suis une bonne journaliste c’est probablement parce que j’ai été éduquée par deux personnes qui ont cru en moi : Jean-Francis Held et maintenant Isidore Katzenberg. Le premier m’a appris à aller sur le terrain et à ne pas avoir peur de foncer. Le second m’a appris à observer et à réfléchir au-delà des apparences.
J’aurai eu deux pères, mais je n’aurai pas eu de mère.
Ou alors je n’aurai eu que des mères fouettardes : Marie-Ange, la Thénardier. Je suis une femme qui n’a aimé que les femmes et détesté les hommes. Et maintenant le processus s’inverse.
Je crois que tout ce qui a marché à un moment donné ne marche plus, ou marche à l’envers ensuite.
Et ce n’est pas grave.
C’est un enseignement que m’a transmis Isidore.
Accepter que les choses s’inversent.
Assis en face d’elle, Isidore Katzenberg réfléchit également.
Je déteste cet instant. Je n’aime pas être emporté par une voiture vers un endroit que j’ignore.
Et Lucrèce, elle fait quoi ?
Elle a les yeux fermés. Elle doit dormir, pour avoir des forces pour enquêter. Elle est quand même très premier degré. Pour elle un reportage c’est : « Je vais dans un endroit, je questionne les suspects et j’attends qu’il y en ait un qui me fasse une révélation. Et si personne n’est d’accord je menace et je frappe. »
Or nous sommes dans un monde où chacun de nous ment.
Le mensonge est le ciment qui permet à la société de ne pas s’effondrer. Si les gens disaient la vérité, toutes les structures collectives s’émietteraient.
Que se passerait-il si le politicien disait : « Votez pour moi mais de toute façon je ne pourrai pas faire mieux que mon prédécesseur vu que désormais toutes les décisions se prennent à un échelon mondial et que nous ne sommes qu’un petit pays qui n’a pas grande influence sur les vrais enjeux » ?
Que se passerait-il si un homme disait à sa femme : « Chérie, depuis vingt ans qu’on vit ensemble, faire l’amour est devenu tellement banal et répétitif que franchement je préférerais aller voir une call-girl qui elle au moins doit y mettre un peu de créativité et de piment » ?
Non, personne ne peut dire la vérité. Et de toute façon personne ne veut l’entendre.
Reste que cette gamine a trouvé un sujet finalement génial : « Pourquoi est-ce que nous rions ? »
Je ne sais pas ce que nous allons trouver au bout de cette route sinueuse mais je sais ce que j’ai déjà retrouvé grâce à elle : le goût de savoir des choses que les autres ignorent. Et le goût de raconter ces découvertes aux gens pour les distraire.
Depuis le début je m’étais trompé, le journalisme n’est assurément pas l’endroit où l’on peut transmettre de la connaissance.
Le journalisme est une impasse.
Le roman est le contraire de l’article.
Le roman prend le lecteur pour un être capable de se forger seul une opinion. L’article veut le forcer à avoir la même opinion que le journaliste et pour appuyer l’effet il utilise un subterfuge : la photo avec légende.
Et à la télé ils vont encore plus loin dans la malhonnêteté, avec la musique qui agit sur l’inconscient.
Comment sortir du mensonge ?
Seul je ne pourrai jamais faire face à toute une profession dont les mauvaises habitudes remontent au Moyen Âge.
Pourtant j’aimerais tant faire bouger les choses.
Avant je croyais qu’en répandant les connaissances comme l’avait expérimenté Diderot avec sa fameuse Encyclopédie, on préparait les révolutions.
Ensuite j’ai cru qu’en demandant aux gens d’imaginer le futur, avec un outil comme l’Arbre des Possibles, on allait les inciter à chercher une perspective dans le temps, et donc forcément à comprendre.
Maintenant il faut trouver un troisième levier pour faire rouler le lourd rocher.
Le rire ?
Peut-être que Lucrèce, une fois de plus, malgré ses petits airs de naïveté, m’apporte les réponses aux questions les plus difficiles.
Par le rire évidemment.
Seul le rire permet d’être plus fort que les tartuffes au pouvoir. Comme Aristophane, comme Molière, comme Rabelais, il faut affronter les « tristes sires », les « pisse-vinaigre » et les puissants en les ridiculisant.
Cependant je n’ai jamais eu de réel talent dans ce domaine.
Je crois que cette enquête est l’occasion ou jamais de combler cette lacune.
Oui, je pense que désormais j’ai vraiment envie d’apprendre quelque chose de nouveau et qui me manque : l’art de faire rire.